Bulletin Indépendant de Paysage n° 9 - 2 janvier 2006
Voyage à travers
la Nouvelle Angleterre
5 - 8 août 2005
Vendredi 5 août ; de Saint-Jean-Port-Joli, Québec, à Concord, Massachusetts.
Route 132 Sud, à gauche, chemin du moulin, chemin Morin, l’Islet,
à gauche encore, route 285 Est, sud-est en réalité mais
ici le nord est au nord-ouest, tout est décalé de 45°. La
référence est la direction du fleuve. Huit heures du matin,
le départ, il pleut.
Sur la 285, pris en chasse par un camion (est-ce cela qu’on appelle
un dix-huit roues ?), qui s’approche très près de la voiture,
décélère brutalement avant une côte puis nous rejoint
tout aussi vite.
Du coup impossible de s’arrêter pour photographier le panneau
signalant le risque de collision avec un orignal ; pas celui où il
saute, celui où il trotte tranquillement, avec la dent qui dépasse
du museau.
Je surveille le camion dans le rétroviseur droit, sur lequel est écrit
cette phrase, digne d’un énoncé de Lawrence Weiner :
OBJECTS IN MIRROR ARE CLOSER THAN THEY APPEAR
Bras d’Apic. Le camion tourne. Fin de la 285, nous retrouvons la 204.
Deux virages à angle droit (après 50 kilomètres de route
quasiment droite — puisque lorsqu’elle tourne elle est quand même
droite) et arrivée au Lac-Frontière, à quelques encablures
de la frontière avec le Maine.
Frontière qui pose d’ailleurs question sur le sens de
cette délimitation territoriale au milieu d’une vaste région
presque inhabitée ; la partie canadienne de ces contreforts des Appalaches
est très peu peuplée, formant une sorte d’arrière-pays
de colonisation tardive à la plaine du Saint-Laurent. La partie américaine
est complètement vierge de toute habitation sur plus de cent kilomètres
à partir de la frontière ; comme si les seuls habitants, à
cet endroit et du côté américain, étaient les occupants
du poste de douane, dont la raison d’être est de contrôler
le passage des engins forestiers qui exploitent les bois du côté
du Maine. À quelques dizaines de kilomètres, le poste de Saint-Pamphile
ne contrôle qu’un chemin forestier. Toute personne tentée
de traverser la frontière à cet endroit se perdrait rapidement
dans les ramifications multiples et temporaires des pistes d’exploitations
forestières. Les industriels du bois se sont regroupés près
des postes frontières, du côté canadien, et exploitent
des concessions sur le côté américain. Vu depuis les dernières
crêtes sur le versant canadien, le spectacle est très impressionnant
: un immense horizon de forêt, presque totalement uniforme, quelques
reliefs un peu mous et par endroits, quelques nuages de poussière qui
indiquent la localisation des chantiers ou le passage d’un engin.
Cet horizon de forêt, ce matin, nous ne le voyons pas. La pluie et les
nuages bas nous ramènent à l’horizon de la route, si toutefois
nous avons le loisir de regarder au loin. Les nombreux chaos, les raccords
multiples entre des enrobés crevassés par le gel nécessitent
de demeurer attentifs, en dépit de la rectitude absolue de la route.
Ainsi nous roulons encore cent kilomètres en ligne droite, opérant
parfois un virage à angle droit, puis un autre, très peu de
distance après, qui nous ramène dans notre direction, vers le
sud-ouest.
Saint-Georges. Vastes terrains pierreux, décapés à la
machine, sur lesquels se construisent des lotissements. Il pleut toujours
plus. Dans le bas de la ville nous empruntons la route 173, qui conduit à
la frontière.
Questions des douaniers américains : avons-nous des armes, de l’alcool,
du bœuf, des fruits ? À l’intérieur du poste nous
remplissons un petit papier vert qui stipule que nous ne faisons l’objet
d’aucune poursuite judiciaire dans un état américain,
que nous ne venons pas chercher un enfant et que nous ne nous droguons pas.
Une phrase stipule, à la fin du questionnaire, qu’il faut quatre
minutes pour lire les questions et y répondre. Nous payons des droits
d’entrée, $6 par personne. Nous remontons à bord de la
voiture et démarrons. Nous sommes aux États-Unis, dans l’état
du Maine.
Au milieu de la forêt, sur une forte route goudronnée. La silhouette
de l’orignal a changé.
À Jackman je procède au plein d’essence. Une expérience
qui me livre à un pur état de stupidité pré-langagière,
ainsi qu’à la difficile superposition de cette brutale prise
de conscience et de la nécessité de surmonter rapidement ces
premiers problèmes, dont la résolution, pour n’importe
quel autre que moi, serait d’ailleurs probablement évidente ;
toutes choses qu’il vaudrait d’ailleurs mieux taire. Seulement,
ces premiers moments aux Etats-Unis sont également ceux d’une
joie sincère, à quoi pourrait ressembler le sentiment qui accompagne
un départ longtemps attendu ; ces sensations s’inscrivent au
moment où j’abaisse le levier métallique qui commande
la remise à zéro de la pompe. On paye à l’intérieur.
Pique-nique au bord de la Kennebec River, que nous longeons depuis plusieurs
miles. L’aire d’arrêt offre la possibilité de s’installer
sur des tables, à l’abri d’un auvent en bois, et, si nous
avions le projet, d’y faire un barbecue. Nous avons assez de notre Paris-Pâté
jambon, veau, bacon et tomate : une mousse rose sentant la fumée, que
les douaniers auraient mieux fait de saisir. Mais le panorama est beau ; la
rivière forme un lac allongé, parsemé d’îles,
en amont du barrage de Wyman. En regardant les quatre panneaux donnant des
informations historiques sur le rôle de la Kennebec comme route naturelle
entre la Nouvelle-Angleterre et le bassin laurentien, je songe aux explorations
de Thoreau à travers les forêts du Maine, les rivières
et les lacs qui forment un vaste et complexe labyrinthe. Il engageait un guide
indien ou se joignait à une équipe de chasseurs, et atteignait
les endroits les plus reculés du Maine (ceux que nous venons de confortablement
traverser). Il donnait à son voyage et à son récit une
sorte de profondeur, qu’à distance de mon exemplaire et de ma
lecture des Forêts du Maine je ne puis bien caractériser
; comme si peut-être l’intonation singulière du témoignage
— avec toute la gravité que prend parfois le terme — prenait
le dessus sur le récit des péripéties qu’induit
une telle expédition. D’après l’intensité
de mon souvenir de lecture, je serais tenté de dire qu’il y a
un sens et une profondeur à ces trois voyages que l’on ne retrouve
nulle part ailleurs, peut-être pas même dans Walden.
(Ainsi, regardant, dessinant puis conduisant le long de la Kennebec, dans des conditions de voyage d’un confort indécent et à travers un territoire pacifié (territoire de campements dispersés le long des routes), je commence à penser à ce voyage comme une visite à un ami : cette pensée est une tromperie, mais elle possède cependant la vertu de voir dans le pays traversé une sorte de support à ce qui deviendrait plus tard un lieu habituel, et de ne pas se laisser surprendre ou détourner le long de cette route le long de laquelle tout nous est inconnu ; ainsi y a-t-il comme l’embryon d’une méthode dans ce mensonge qui consiste à imaginer que l’on connaît déjà l’endroit où l’on va. Mais s’agissant précisément d’un auteur comme Thoreau, n’est-ce pas là la bonne méthode ? On peut ainsi se rappeler un passage du Portrait de Thoreau par Emerson dans lequel il est raconté que, parlant des flèches indiennes qu’il aimait trouver, il se penchait et sans connaissance préalable du lieu, fouillant quelques instants la terre, il en trouvait une. C’est de cette sorte de confiance dont il est ici question.)
Lenteur du trajet. Tandis que nous progressons vers le sud, les villages,
bourgades ou petites villes sont plus nombreux, nous donnant à chaque
passage des aperçus fugaces d’un paysage ordinaire américain
à partir duquel nous pourrions être tentés de reconstituer
tous les autres, ce qui serait là encore une autre sorte de tromperie.
Dans ce jeu, telle rue, tel carrefour, telle avenue ou tel fragment d’un
de ces bourgs étirés le long d’une unique route principale
— un croisement de routes figurant finalement une forme de centralité,
avec ses monuments et ses lieux de commerce et de service — fait office
d’archétype, avant d’être remplacé par le
suivant. La pluie se remet à tomber. À Norridgewock nous obliquons
vers l’ouest, sur la route 3. S’enchaînent alors des bourgs
que nous ne traversons pas toujours, la route pouvant la contourner par une
petite déviation le long de laquelle se reconnaissent quelques figures
traditionnelles des bords de villes. Mercer, New Sharon, Farmington Falls,
Farmington, East Wilton, Dryden, East Dixfield, Dixfield, Mexico, Rumford,
Hanover, Newry, Bethel sont des noms auquel je n’associerai aucun souvenir
précis, sauf peut-être ces usines, à Mexico, à
l’arrière desquelles se dévoilent au loin les premiers
reliefs des White Moutains, vers lesquelles nous continuons de progresser
lentement, remontant la vallée de l’Androscoggin. S’installe
alors, sinon une lassitude, un net doute sur notre capacité à
atteindre Concord dans la journée, les heures semblant défiler
plus vite que les miles sur le bord de la route. Mais peut-être faut-il
s’installer dans cette lenteur, et garder confiance dans la capacité
des routes à secréter toute une infrastructure d’accueil
pour des voyageurs de notre genre ; nous pourrions nous arrêter à
l’endroit où nous le souhaiterions, dans un quelconque motel.
La possibilité de ne pas tout à fait arriver semble
aussi constitutive de l’expérience de la route américaine.
Traversée des White Mountains. Accès à des vaste camps,
avec location de cabins, tout au long de la route. Mont Washington,
Presidential Range. Route 115, maigres dégagements au bord de la route
qui donnent un aperçu sur la région traversée. Puis l’Interstate
93, en direction du sud. Deux beaux rubans d’asphalte clair, qui
s’écartent par endroits l’un de l’autre pour se perdre
entre les cordons arborés qui isolent l’autoroute du reste du
monde. Nous sommes rentrés dans le New Hampshire, et deux heures plus
tard dans l’état du Massachusetts. L’autoroute se faufile
entre les grappes de villes qui bordent la Merrimack River (pensée
pour Thoreau encore), et dont on aperçoit parfois de vastes et longs
bâtiments de brique, qui furent je crois des filatures.
L’autoroute s’élargit et le trafic enfle. C’est le
soir.
Les derniers miles avant Concord, au crépuscule, à travers une
vaste forêt résidentielle, qui semble ne jamais finir. Comme
ce voyage.
Samedi 6 août. Concord, Massachusetts.
Préparatifs pour une marche : carnets, livres, eau, pique-nique. L’hôtel
n’est pas dans Concord, mais plutôt le long de la route de contournement,
au bout d’une longue rue résidentielle. Il jouxte un restaurant
italien, dans lequel nous avons dîné hier soir. L’une des
serveuses, qui étudie le français, est venue nous saluer et
parler avec nous. Je lui ai dit que nous venions visiter Concord et que j’étais
un lecteur de Thoreau. Elle a paru surprise et contente, et m’a serré
la main. Nous irons aujourd’hui à Walden, à pied. Comment
pourrait-il en être autrement ?
Elm Street : rue résidentielle, de laquelle partent de nombreuses ramifications,
jamais très profondes, autour desquelles sont disposées les
maisons cossues et sécurisées que l’on devine appartenir
à une catégorie sociale plutôt haute. L’ensemble
donne l’impression d’une forêt habitée, totalement
pacifiée en tout cas. Les arbres sont nombreux et vigoureux ; leur
ample port crée un rapport de grande proximité entre eux et
les constructions. Des chênes, des pins, des érables, des hêtres
pourpres qui peuvent être trois fois plus hauts qu’une maison,
et qui forment un toit à ces quartiers, que l’on peut visiter
comme un vaste parc bourré d’interdits. Importance du garage
: construit aux dimensions de deux ou trois voitures ; beaucoup sont des véhicules
tout-terrains ; le pick-up, de conception et d’origine pourtant plus
rurale semble très prisé, comme une voiture de loisir : que
peut-on en faire ici? Il témoigne peut-être d’un fantasme
campagnard latent, qui s’accorde bien avec le goût très
suburbain du simulacre et du jeu. Les quelques personnes que nous croisons
nous adressent un beau sourire et nous saluent. Chaque terrain fait l’objet
d’un soin attentif. Nous sourions en regardant une rangée de
petits drapeaux blancs, fichés dans une pelouse à l’avant
de la maison, et qui indique une “barrière invisible” (invisible
fence). Tout semble à la fois exposé et défendu.
Traversée de la Concord River ; nous tournons sur Main Street, puis
à droite le long de Thoreau Street ; nous passons devant la station
du chemin de fer, traversons un carrefour, en observant que l’indicateur
Don’t walk reste le plus souvent allumé sous le panneau
portant le nom de Thoreau Street; au bout, à environ un mile, nous
tournons sur Walden Street, et marchons encore un peu, nous éloignant
de la ville, jusqu’à ce que nous trouvions la déviation
; au-delà débute la Walden Pound State Reservation.
Descente à travers bois vers l’étang, sous les pins, les
érables et les chênes ; bonne odeur de la litière sèche.
Nous débouchons tout près de l’emplacement de la cabane
de Thoreau, vers le fond marécageux de l’étang (Wyman
Meadow). Tour de l’étang : étroit chemin bordé
de clôtures, protégeant la berge, qui est d’ailleurs parfois
reconstituée par un fort grillage et un géotextile, quelques
accès à l’eau étant ménagés, également
encadrés des clôtures : un petit escalier de pierre descend vers
l’eau, au bout duquel se sont installés quelques baigneurs. Les
autres visiteurs sont concentrés sur la petite plage, rapidement
saturée par une chaude journée d’été comme celle-ci. Deux surveillants de baignade, un bâtiment pour les sanitaires et le poste de secourisme, et les escaliers menant aux parkings : de quoi écorner le mythe de Walden ? Sûrement, si l’on considérait qu’un tel lieu pouvait être conservé dans un état tel que Walden nous le présente : dans un face-à-face entre un lieu isolé et un seul homme ; mais aujourd’hui, il semble que sur un même endroit se superpose la double pression de la conservation d’un site historique et naturel, et les usages courants d’un étang de loisir de la très grande périphérie bostonienne. Et l’on peut se sentir heureux, par exemple, de se baigner dans les eaux de l’étang, une fois acceptée la nature d’une visite à Walden Pound : elle sera une forme de pèlerinage, dénué de toute part de rite, à la quasi exception d’un saut à la boutique de la Thoreau’s Society ou d’un détour par la maquette à l’échelle 1 de la cabane, située près des parkings et qui est le monument le plus sobre qu’un touriste, aussi prudent fut-il, ne verra jamais. Enfin, une surveillance étroite du lieu, un savoir-faire de gestion naturaliste et l’empathie du visiteur feront le reste : une couronne continue d’arbres se reflète toujours dans les eaux de l’étang, quand celle-ci n’est pas ridée par le vent, et le train passe encore à l’arrière de la rive ouest. Les réserves naturelles et les grands parcs nationaux ne sont-ils pas des inventions consécutives au mouvement initié par la philosophie de la nature de Thoreau et d’Emerson ?
Nous déjeunons sous les pins, à proximité de la voie
ferrée, puis nous nous baignons dans les eaux de Walden, à partir
de l’un de ces petits escaliers qui descendent vers l’étang,
avant d’en être délogés par l’indiscrétion
d’un groupe de cyclistes. Je fais deux dessins : l’un du lac,
l’autre du site de la cabane, aujourd’hui sous les arbres, et
matérialisé par neuf pierres dressées aux angles de son
emplacement, en me réjouissant de la méticulosité avec
laquelle a été signalé, à l’arrière,
l’emplacement de l’abri à bois (« Site of woodshed
»). Puis nous remontons par ce qui était signalé comme
l’ancienne route de comté, qui reliait Walden au village de Concord,
et refaisons notre itinéraire en sens inverse. Je me souviens que dans
Walden, Thoreau affirme pouvoir reconnaître le chemin sous
ses pieds même par nuit noire.
[« Il m’est arrivé, après être ainsi rentré tard par une nuit sombre et moite, où mes pieds reconnaissaient au toucher le sentier que mes yeux ne pouvaient distinguer, rêveur et l’esprit ailleurs tout le long du chemin, jusqu’à ce que je fusse réveillé par la nécessité d’avoir à lever la main pour soulever le loquet, de ne pouvoir me rappeler un seul pas de ma route, et de penser que mon corps trouverait son chemin pour rentrer si son maître s’en écartait (…).»]
Dans la piscine du Best Western Hotel, qui pourrait être une sorte de Walden Pound en carrelage à l’échelle 1/100 pour qui n’aurait pas voulu s’y déplacer, une grosse naïade de l’Ohio, seule dans la piscine, nous explique qu’elle a fait renoncer des gens à la baignade en leur disant que l’eau y est froide. Une vicieuse, et individualiste. Tandis que nous nous baignons, elle nous parle encore, mais nous ne comprenons pas ce qu’elle dit. Peut-être veut-elle nous faire fuir, ce que nous finissons par faire de toute façon.
Nous visitons encore le Sleepy Hollow Cimetery de Concord, où nous
nous rendons vers les tombes des familles Thoreau et Emerson, situées
sur une petite colline où ont été regroupés les
écrivains célèbres de cette partie de la Nouvelle Angleterre.
Près de la simple pierre blanche sur laquelle est inscrit le nom de
Henry, deux messages avait été déposés par des
visiteurs et maintenus en place par quelques petits cailloux blancs. Le soir
tombait. Sur Main Street, nous mangeons un hamburger et la plus grosse glace
qu’il nous ait été possible d’imaginer. Nous ne
terminons pas. Le restaurant ferme à 9 heures. Nous marchons encore
un peu sur les trottoirs déserts de Concord, pour entamer une digestion
qui, manifestement, sera problématique.
Dimanche 7 août.
Visite improvisée et non documentée de Boston, sans guide ni
carte précise. Projet de voir une partie du réseau de parcs
créé par Frederick Law Olmsted à travers la ville et
sa banlieue, malheureusement sans que nous disposions de la connaissance préalable
de leur organisation et de leur localisation. Seul un croquis rapide, sur
un carnet, à partir d’une carte partielle et quelques documents
glanés à l’hôtel constituent notre lot d’indices,
qui ne permettent pas d’établir un itinéraire précis.
Quittant Concord, nous roulons une vingtaine de kilomètres sur les
voies rapides de la grande périphérie bostonienne, avant de
nous rapprocher de la ville par Brookline, où se trouvent de nombreux
parcs (Franklin Park, Arnold Arboretum, Jamaica Park, Olmsted Park, à
partir duquel débute The Riverway). Finalement nous abandonnons notre
véhicule devant Fairsted, la vaste demeure qui servait d’agence
à Olmsted à partir de 1883, située 99 Warren Street à
Brookline. Peut-être était-ce le moyen le plus simple de débuter
cette visite ? La maison, qui abrite aujourd’hui les archives de l’agence,
est fermée au public pendant quelques mois. Nous en faisons le tour,
sans toutefois avoir un aperçu précis, en raison de la densité
des plantations qui enserrent la propriété et le bâtiment
lui-même, ce qui était voulu par Olmsted. Commence alors notre
course d’orientation à travers les rues cossues de Brookline,
jusqu’à l’intersection d’avenues qui signale l’entrée
de Boston. C’est à cet endroit que se dissimule la petite rivière
qui fait le lien entre différentes parties des parcs aménagés
à la fin du XIXe siècle, et qu’Olmsted conçut comme
un parc linéaire, bordé en hauteur par des avenues et par la
tranchée du tramway. Le dénivelé et la voûte continue
des arbres permettent de cheminer sur plusieurs kilomètres le long
de l’eau, sans contact avec les bâtiments et les quartiers voisins.
De place en place, de nombreux arbres ont atteint une maturité et une
ampleur exceptionnelle, qui n’empêchent pas d’autres sujets
plus jeunes de prétendre les remplacer un jour. Parfois la forme donnée
au relief s’adoucit et s’évase, permettant de ménager
une clairière allongée, renforcée par la densité
d’un boisement de semis sur les flancs du parc. Le contact avec l’espace
construit se fait à certains carrefours, mais des ponts permettent
au réseau des rues et à la promenade de se superposer sans heurts.
C’était là aussi une des grandes marques du travail d'Olmsted,
dont les parcs étaient conçus à partir d’une hiérarchisation
précise des modes de circulation qui permettaient ce type de superpositions
habiles. Les ponts s’intègrent donc au parcours comme des éléments
assez pittoresques, parfois factices (sauf en cas d’inondation), qui
établissent un contrepoint au foisonnement des formes des arbres. La
rivière n’est pas toujours encaissée. Elle enfle alors
de largeur, tandis que l’espace intermédiaire entre les quartiers
et la rivière se réduit. Vers l’aval, le relief est de
moins en moins perceptible, tandis que le parc occupe une place plus grande,
jusqu’à intégrer un stade par exemple. La végétation
de marais qu'Olmsted avait employée pour l’aménagement
de la Charles River apparaît peu à peu, jusqu’à
occuper l’ensemble de la rivière. On peut ainsi pressentir l’ampleur
et la qualité des dispositifs de gestion des eaux (salée, d’égouts,
de pluie, etc.), sans toutefois que la structure du dispositif prenne le pas
sur les ambiances de parc urbain ; y contribuent de nombreux joggeurs, et
quelques lecteurs qui entassent d’énormes volumes universitaires
à côté de leurs chaises longues. De nombreuses oies se
sont sédentarisées dans le parc et côtoient les écureuils
qui guettent un approvisionnement facile.
À travers la ville, d’une rue et d’un quartier à
l’autre, pendant quelques belles heures, jusqu’au bord de l’eau.
Dessin dans la Commonwealth Avenue, sous les arbres, et visite du vieux quartier
victorien. Traversée du Public Garden, antérieur à l’action
d’Olmsted (ce qui se ressent bien). En dehors (Boston Common) se trouvent
de vastes grounds et un grand bassin, peu profond, dans lequel les enfants
se baignent et s’éclaboussent. De la lumière à
l’ombre : dans les rues du quartier d’affaires ; autre dessin.
Jusqu’au port. Traversée du quartier de North End, et nombreuses
tentatives dans le tramway souterrain pour rejoindre Brookline : la ligne
est en chantier et c’est un bus qui nous dépose à la station
de Brookline Village. Lorsque nous retrouvons la maison d' Olmsted il fait
complètement nuit. Retour à Concord et dîner à
la trattoria voisine.
[Olmsted, dont un libraire aimable m’imprime la bibliographie complète
et disponible aux Etats-Unis, liste de 31 ouvrages dont pas un n’existe
en langue française, si l’on excepte le catalogue édité
par le Centre Canadien d’Architecture. En ouvrant sa biographie (qui,
malgré l’imposante bibliographie servie par l’employé
de Barnes & Noble, est le seul ouvrage disponible dans le magasin (Witold
Rybczynski, A Clearing in the Distance, Frederick Law Olmsted and America
in the 19th Century, Scribner paperback edition, 2003)), on peut apprendre
qu’à la direction du Putnam’s Monthly Magazine, il rencontra
Emerson et publia (entre autres) l’Israel Potter de Melville
et les récits des excursions de Thoreau au Cape Cod — ce qui
est là un des liens les plus tangibles qui unissent le parcours intellectuel
d’Olmsted à la prolifique scène littéraire et philosophique
de la Nouvelle Angleterre de la seconde moitié du XIXe siècle.
Quant à la nature de ce lien, notre expédition est trop brève
et improvisée pour tester autre chose que la (faible) distance qui
sépare Boston de Concord, bien que notre expérience unisse deux
sites qui sont comme deux emblèmes. Au moins la marche a-t-elle cette
force de nous faire voir ces lieux au travers du prisme de l’ordinaire,
sans la distance qu’instaurerait une visite commentée de ce que
nous pourrions être tentés de voir comme des musées à
ciel ouvert. Cette approche libre et discrète est peut-être la
seule vraie manière d’engager cette entreprise de mise en relation
qu’appelle cette partie de l’histoire de la Nouvelle Angleterre.
Mais que doivent être les phases ultérieures ?]
Lundi 8 août ; de Concord, Massachusetts, à Saint-Jean-Port-Joli, Québec.
La force de l’ordinaire. Après le copieux petit déjeuner
servi par le Best Western Hotel, je m’installe au balcon de la chambre
pour un dessin. Le parking, la déviation, la trattoria, et les bois
qui nous entourent ; les publicités, les panneaux routiers et les fils
électriques ; l’avancée bleue de l’entrée
de l’hôtel. La rambarde et une chaise en plastique.
Second dessin à bord de la voiture. Nous remontons déjà vers le nord, sur l’Interstate 93, quittant progressivement le chapelet des villes qui bordent la Merrimack River pour les régions moins peuplées du New Hampshire. Paysage majestueux à l’approche des White Moutains, puis quand l’autoroute se faufile à travers les parois rocheuses des environs de Franconia. La route 3 nous ramène le long de la vallée du Connecticut, à travers des lieux moins grandioses mais plus habités, d’une bourgade à l’autre. Lancaster, Northumberland, Groveton, Stratford, Tinkerville, Cones, Columbia, Colebrook, Stewartstown sont les noms de ces villes, qui se confondent en quelques impressions de lentes traversées des rues principales commerçantes, de la succession des sages maisons en bois alignées, arborant chacune le drapeau américain, des stations-service, de la répétition à l’infini des forts poteaux de bois qui soutiennent l’ensemble des fils nécessaires à l’acheminement de l’électricité et du téléphone. Aux abords des fermes et le long des champs, des panneaux annoncent que le maïs est à présent mûr.
Au début de l’après-midi nous nous trouvons à proximité
de la frontière canadienne, proches des sources de la Connecticut River,
au bord du Lac Francis, pour un ultime pique-nique avec l’horrible Paris-Pâté,
du cheddar fort et du beurre de cacahuète. Beaux horizons forestiers
et ardoises schisteuses amoncelées sur la grève. Dessin et sieste
au bord du lac. Le passage de la frontière prend quelques dizaines
de secondes, à l’accueil d’un placide douanier québécois.
La transition de relief et de paysage est brusque : tandis que nous avions
parcouru les derniers trente kilomètres dans la forêt, grimpant
progressivement sur les derniers reliefs de la région, l’arrivée
sur le versant québécois est une rapide plongée vers
une vaste plaine cultivée, de laquelle émerge le relief massif
du Mont Mégantic. La route file droit, dévalant la pente. Nous
roulons sur une vingtaine de kilomètres, avant de taper au pied du
Mégantic. Nous obliquons vers l’est, et contournons le lac Mégantic,
cerné de chalets de villégiature et de bois denses. C’est
du lac que se forme la Rivière Chaudière, dont le cours aboutit
dans le Saint-Laurent, face à la ville de Québec. La rivière
était, avec la Kennebec River que nous avions longée quelques
jours plus tôt, le principal itinéraire de passage entre les
régions habitées de la Nouvelle Angleterre et le bassin laurentien.
Nous la longeons sur une soixantaine de kilomètres, jusqu’à
Saint-Georges. Au-delà nous retrouvons la portion de route 204 qui
borde la région frontalière comprise entre Saint-Georges et
Saint-Pamphile : morne alternance de mauvais bois et de secteurs cultivés,
sur des reliefs peu prononcés. Les ombres s’allongent et la radio
québécoise ne parvient pas à nous distraire. Les villages
se succèdent, tous les vingt kilomètres. Tous se ressemblent
et se confondent dans la mémoire du voyageur. Ainsi l’unique
virage vers le nord-ouest prend-il la stature d’un événement
: au bout de la route se trouve le fleuve.
Région de forêt moins densément peuplée. Passé
une quarantaine de kilomètres nous guettons la ligne lumineuse du fleuve
: il apparaît enfin, au détour d’une crête : vaste
bassin baigné des dernières lumières du jour, dans lequel
nous savons retrouver le monde. Et de l’essence. Mais rien de très
comestible dans la boutique de Petro-Canada.
L’autoroute, jusqu’à Saint-Jean-Port-Joli. Souper au Libellule.
Retour à la nuit.
Alexis Pernet est paysagiste, promeneur, dessinateur, écrivain… Il collabore régulièrement à la revue Les carnets du paysage, et a récemment publié Marges intérieures, une série de notes sur les sentiers, aux éditions Mix. Il vit en Auvergne. "Country Garden" est son "bulletin indépendant de paysage", format dans lequel il rassemble notes de travail, récits de promenades, visions spéculatives sur les paysages qu'il parcourt, affectionne et observe. Le voyage à travers la Nouvelle-Angleterre a été écrit dans le courant d'une résidence au centre Est-Nord-Est, à Saint-Jean-Port-Joli (Québec).