I > N > T > E > R > S > T > A > T > E
Interstate
est le nom d'une création sonore à venir, constituée
d'une composition musicale de Grégory Toucas, et du travail d'écriture
présenté ici, généré par la musique elle-même.
Il y a des années de cela, pendant quelques heures, un homme rencontre
une femme sur un segment d'autoroute. Depuis, de temps en temps, à
des kilomètres de distance et au centre des pensées ordinaires,
remonte pour l'un et l'autre le souvenir de ce moment. Souvenir, plus ou moins
empêché, coincé quelque part en eux, et qui affleure à
la conscience des protagonistes, parfois balayant le reste, d'autres fois
restant en marge, se mélangeant clandestinement aux pensées
ordinaires.
Des sensations partagées, parallèles et communes aux deux personnages
se frôlent ainsi parfois, à des kilomètres de distance
comme un microscopique mais cependant tenace point d'ancrage.
La composition Interstate actualise l'entrelacement de ces deux voix,
mélangées à une troisième, qui narre et fait le
passage entre les deux en abolissant la distance ; créant un aléatoire
contact entre les deux personnages, ainsi que d'autres phrases, d'autres combinaisons
de sens.
Les trois voix se partagent cet espace fictionnel recréé.
Voix de Lui,
voix d'Elle, voix Tierce :
[Commencer ; ne rien entendre, à peine écouter, motif inaudible,
tension du trafic,
une sensation d'écoute première comme un trafic lointain, sensation
sans sens, sans direction encore]
H: Sur l'autoroute désertée, il n'y avait que ce demi-espace,
cette
aire de repos, comme une plateforme de contact,
parmi les jets de pierre qu'étaient nos propres véhicules,
Les autoroutes ;
une aire, ouverte
au soleil,
une arche enjambée au-dessus de deux directions ;
vus en dessous les véhicules glissent ;
bruits lointains de tiroirs qui se ferment, de gros insectes
aux
nécessités d'insectes ;
F: cette aire pour nous prouver encore une existence mutique,
qui ne parlait plus que par remplissage
Partir d'un tout petit point, comme vu d'en bas d'un escalier de secours ;
un entortillement sévère, qui marque à peine les étapes,
la progression ;
par
impulsions données d'un bras sec à une corde lourde ;
H: le soleil entrait de plain-pied dans la voiture, bien en face,
me forçant à plisser les paupières jusqu'à l'horizontale
jusqu'à ce que je m'arrête,
comme épuisé
d'un long combat
F: fumée sous le capot, bruits têtus sous
mes jambes
voilà comment ça commence
[Ensuite seulement retranscrire cette histoire qui m'a été racontée
et qui me revient depuis par segments, comme si la personne qui me l'avait
racontée pouvait encore vouloir être sinon à mes côtés,
à me parler de loin,]
ensuite inertie dépliée des heures
trois voies en face
de nous
La vue se brouille à force de se fixer ; comme tout se dérobe
il n'y a qu'à fermer les yeux,
peu à peu les choses s'éloignent un peu et finissent par s'arrimer,
Depuis déjà quatre ans et je repense toujours
à ce jour finissant que depuis chaque année je rappelle à
moi
par une longue boucle d'autoroute
menant du jour au soir sans m'arrêter de rouler
quelle
que soit la direction
par s'accrocher lentement aux détails invisibles ;
H: Et je ne sais rien si peu de l'autre, rien de plus
que la couleur de ses vêtements qui reste accrochée à
ma mémoire
pour
le reste s'évanouissant
la nature environnante
bruits mécaniques,
remontées mécaniques à travers la mémoire
H: quatre ans ce jour d'une rencontre sur l'autoroute
voyageant à
la vitesse du souvenir
Sans renoncer aux impasses, aux tracas indépassables du récit,
ses
assemblages souvent bancals
H:
trace encore en moi seul remontant parfois
F: me reste à jamais le son du claquement de
sa portière au moment de se séparer, un bruit aussi net qu'allait
être nette la séparation,
H: jamais effacée
F: la lente élaboration de l'oubli, la mise au
point des armes de défense
La cassure pas assez franche, soit trop marquée, dévoile un
manque ;
F: ce qu'on croyait oublié,
sans suite, est revenu au fil, peu à peu
H: et rien ne pourra nous empêcher de penser
et rien ne pourra nous faire nous retrouver à
nouveau
F: mémoire à retardement, qui l'eût
cru, seule avec des lambeaux
cette histoire à trous ;
F: s'insinuant
Il faudrait qu'un cycle s'opère et même rien ne me dit de ce
que j'en ferais
ni des symptômes de corps, courbatures sans raisons
Passage d'un état à un autre,
où est la frontière dans ces passages qui nous traversent plutôt
que nous les traversons ;
à partir de quel moment
est-on au milieu du flux, du fleuve noir
F: enroulement lâche des os, des artères
retournement sur soi-même d'un moment dont on est tout de suite privé,
qui nous est retiré à
la vitesse du compteur
une fois sortie du couloir d'accélération
H: Là où je suis c'est maintenant l'heure
couronnée d'insectes dans l'auréole du couchant. Je ne vais
plus être seul très longtemps,
sans possibilité encore cette année de me souvenir autrement
qu'en cachette,
La personne qui racontait était depuis ce jour entrée dans une
vie souterraine
sans possibilité de retraite, de me retourner
le visage vers la terre
Non il va falloir que je puisse regarder mes proches
Ma fille qui sans le savoir va m'aider de par sa seule existence, délivrée
Comme elle m'a aidé depuis ces quatre ans où parfois l'envie
de tout dévoiler se profilait
vie soutirée, retirée aux proches, pensées cachées
sa mère aussi toujours avide
d'une confiance perdue
comment tout dévoiler d'un rien ?, que cacher d'une histoire pas faite
pensée d'un rien qui pèse d'année en année son
poids en soi
pourtant qui m'a pris et mené ailleurs
en dessous
insoupçonnable
ruban qui se dévide sans cesse
sans avis
il fallait attendre, attendre une réparation, appeler d'abord dépannage
F: Toujours encore des regrets menacent de peser au cou ; comme si une rencontre
se suffisait à elle-même, là-bas sur l'endroit idéal,
l'île au-dessus de l'autoroute ;
H: prendre la route depuis me projette pourtant
F: solitude fait se souvenir de ce rien / de ce rien
un souvenir
presque toute une vie passée là en trois heures
immobiles
puis attendre
Une aire, ouverte au soleil,
une arche ; enjambée au-dessus de deux directions ; un restaurant d'autoroute
dans le calme d'une semaine, suspendu au-dessus du flux ;
H: en face il y avait un champ rasé comme un crâne sur lequel
poser nos regards
au bord du défilé
F: quelques demi-heures au-dessus des autres, de tous
les autres
en face il y avait l'autre moitié de l'aire de
repos,
H: j'attendais alors pour repartir, un mouvement dans
la toile de fond du paysage, que cesse d'être soulignée son arcade
lointaine
par l'obstination parfois agaçante de la lumière ;
mais à force de percevoir
F: Seule dans mon salon
trop grand
les objets prennent l'air de vouloir s'isoler
les uns des autres ;
mais peut-être là l'effet de rester moi-même
trop seule trop longtemps ; isolée sans attaches / en manquant
H: ce cri pathétique des véhicules lancés,
plus grave s'éloignant ;
dans le calme suspendu d'une semaine au-dessus du flux
Maintenant voilà la panne de son coupé
sport
à quelques mètres de moi ; véhicule en travers, arrêté
F: j'étais bloquée en panne sur l'autoroute
H: nous bloqués à peine dévoilés,
l'aire se vide et se remplit d'Autres, seuls eux restent là
elle avec cet air d'aigle au soleil frotté
sortant par ce long déplié de jambes du bas coupé sport
F: Est-ce déjà cinq heures, le tapis s'allume
du réverbère en face
il est temps que je sorte, que je fasse un tour
H: lunettes noires où tout réglé
rien à chercher
dans lesquelles ne reste que de se prendre son propre reflet
F: prendre un peu poser un peu semblant marcher tourner
au coin
H: qu'elle enlève pourtant, levant vers moi ses
yeux,
éblouis
F: une envie de mouvement à défaut d'un
sens d'une direction d'une route à parcourir comme ce jour il y a quatre
ans
H: maintenant moi ne pouvant plus partir
interpellé
à l'aide trouvant là un moyen sûr de repousser
le moment du départ ;
fuir en restant
cela commence comme une immobilité à peine dérangée,
elle bloquée, lui inapte à repartir
F: parcourue bloquée soudain sur l'aire d'autoroute
pas seule pas rester seule
H: m'intéresser un peu d'abord à ce capot
ouvert
noir de chaleur, fumant un peu
air furieux du coupé à l'arrêt
quoi faire à deux parler remplir les interstices
ils disaient des choses à mi-voix, retenu(e)s dans les bruits passants
H: je me penchai vers la mécanique, deux gros
ressorts noirs
F: je regardais ailleurs, ne sachant que faire ayant
à peine parlé
H: tendus l'un sur l'autre ; dépendants
F: je regardais le champ en face, de l'autre côté,
un lapin rasant la terre
à peine visible raclant la terre
rien à faire / devoir attendre / mécanicien / rester à
deux
H: je ne pouvais ni voulais repartir maintenant trop
tard tant mieux
excuse au retard que je cherchais
plus besoin de tourner autour du capot verdict
deux heures dans le restaurant l'arche au-dessus de la route et puis
F: attendre à deux dans l'habitacle
presque habiter
H: sortir pour se remettre de tant d'immobilité
dans la voiture
nous n'osions pas bouger
Envie de rester devoir partir
ils attendent dans la voiture
de peur de nous toucher
gestes absurdes d'esquive, fuyants
se poser la question du toucher
F: ce sentiment
H: tout devait rester à sa place y compris
nous pour un
temps
F: devait-il allait-il prendre une forme
autre / plus manifeste / emportée
dans la voiture chaude chauffée des rayons solaires
ne pas le faire
deux inerties voisines
H: une seule question ne se pose pas ;
évidence de devoir
renoncer à plus que cela
F: temps passant éloigne les étreintes
écorche les syllabes
trop tard maintenant que sa main
s'est posée
sur le levier de vitesse inutile
H: nous étions en rebonds-arrêtés
F: chacun regardait en face
dans l'habitacle
H: plus tard
retournés
F: l'un en face de l'autre cette fois
sans parler vraiment pas besoin
superflu
avec le goût d'essence brûlant un peu
ne passant jamais vraiment équipant la mémoire
aveuglés par les jets de voiture devant nous
à un moment eux deux le seul point d'immobilité totale du lieu,
jusqu'à un sourcil levé pour l'arrivée du dépanneur
H: à un moment les choses se profilèrent
quand même vers une issue
la fin / reprendre la route
tant d'épreuves avec suite pour des années / pour une courroie
F: je suis repartie tout de suite, pour ne pas se retrouver
côte-à-côte roulants
les pneus traçant quand même au sol
le diagramme de ma fuite
H: soleil s'en allant le plaisir de rouler, seul reste
par longues glissades suivre les lumières devant la ville / ma direction
F: encore temps de sortir, faire un tour ne pas prendre
la voiture
première fois depuis quatre ans
H: mais l'amertume de quitter un îlot
F: mais sortir / au moins traverser la rue alors
roue bloquée frein calé
H: me reprend, revient encore
F: sentiment d'une perte / quand même
un peu ridicule, indicible
pourtant
H: plus tard
mains serrant le volant
la nuit s'était couchée pour mon arrivée / comme sa mère
comme ma fille je n'avais pas prévenu je savais
l'ordre du repos
F: aujourd'hui encore l'essence l'odeur, comme une parure
aux renoncements
garder le sourire en bas la rue
appartement mal rangé / plus tard / ranger / tout le temps
H: bientôt l'heure du retour de ma fille de sa
mère
ensemble dîner
débarrasser
moi assis faussement sur les marches quelque chose d'invisible me pèse
encore sur le cou, encore
tout reviendra encore tourner / mécanique
F: je vais sortir un peu ; ballerines fines sur l'asphalte
pour sentir quelque chose
machinal faisant partie désormais
peut-être l'arête du trottoir
un instant suspendue
juste au-dessus de la rue
F
> I >
N
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[Peut-on, voudra-t-on se passer de points, simples ou doubles, et laisser
les portes ouvertes, même en partant, longtemps ou pas, et laisser surtout
la ligne orpheline, livrée à sa propre perte, à son inachèvement,
à la possibilité ou au souhait de continuer, d'étaler
son souhait de pouvoir s'étendre, par demi-heures, entre veille et
sommeil ]
gabriel Franck est né en 1972. Habite Paris.