I
dwell in a lonely house I know
That vanished many a summer ago
Robert Frost
Les voyages, ce sont les voyageurs eux-mêmes.
Fernando Pessoa
Lorsqu’on désire écrire, une
seule question est réellement d’importance: où poser
sa plume ? Tracer un cercle de son stylo, c’est délimiter
un espace où les événements sont délivrés
de leur contingence.
Cette ligne de partage, c’est le pomœrium
de l’écrivain. Non pas que le monde en soit définitivement
coupé en deux, non pas que l’extérieur et l’intérieur
soient imperméables l’un à l’autre; mais nos silences,
les portes que nous ménageons dans cette enceinte, canaliseront désormais
toutes les impulsions qui nous viennent de la vie. Là seulement, nous
pouvons nommer les saisons qui défilent devant notre fenêtre,
dire de ce nuage rosi par le couchant qu’il fuit vers l’orient,
ancrer notre imagination dans l’espace.
Quand je songe à l’été
dans ma chambre, ce n’est jamais sans un goût d’exil ; sans
l’impression d’une vacance que la ville, lointaine pourtant, remplirait
presque idéalement. Car la rumeur de la cité se joue des lois
et semble me parvenir encore, charriant la promesse de jouissances et de rencontres.
*
Il arrive aussi que ce là-bas, tout à fait réel,
induise à l’existence d’un tiers lieu, équidistant
de l’ici. C’est l’ailleurs, haute demeure — haut
comme l’on dirait du temps pour désigner la proximité
de l’origine — qui se trouverait par-delà la forêt
et qui serait, plutôt que le négatif absolu de l’espace
urbain, un lieu composite mélangeant le policé et le sauvage.
J’aime également la ville et la campagne, mais je
rêve exclusivement de villes. Il m’arrive de garder de ces cités
rêvées un souvenir à la fois vague et précis comme
si je les avais réellement visitées. Au vrai, il s’agit
d’un collage, ou plus exactement, d’une sorte de photomontage
d’images urbaines empruntées à quelques villes choisies
: Luxembourg, Paris, Caen, Belgrade..
Le curieux, c’est que ces cités restent toujours
référencées. C’est de Luxembourg, ou de Paris,
ou de Caen, ou de Belgrade que je rêve, même si tel boulevard
parisien peut déboucher sur une vallée qui ressemble à
la Pétrusse, même si près du Bock un brick descend
un chenal vers la mer, même si le château de Guillaume le Conquérant
se confond avec les fortifications du promontoire du Kalemegdan.
*
J’aime également toutes les saisons, mais
seul l’été me nourrit. Quand je songe à l’été
dans ma chambre, ce n’est jamais sans une sensation physique d’épuisement,
corps revenu de l’amour. Les portes-fenêtres sont entrouvertes,
les rideaux tirés à demi. Je sais, sans avoir pour cela besoin
d’ouvrir les yeux, que la ferme d’en face recueille la lumière
du soir et que la maison de mon père se remplit d’ors et d’ombres.
Plus que tout, j’aime me tenir sur le seuil, dans les courants d’air,
comme les vieux qui savent le prix des choses.
Miroitement. Une voiture passe de gauche à
droite, de droite à gauche. Les couronnes des châtaigniers, de
l’autre côté de la route, soulevées par le vent,
aussitôt s’inclinent. Du temps s’y passe, puis le souffle
retombe. A présent que la lumière décroît, je peux
voir à travers le reflet du verre qui recouvre ma reproduction de Saint-Georges
et le Dragon. Jamais le mouvement des deux corps ne m’avait paru
si étroitement mêlé : l’un à l’autre,
engagés presque amoureusement dans l’agonie. Le serpent tout
en interrogation, la lance du chevalier: droite, exclamative. C’est
la réponse terrassant la question.
La douleur est un lieu d’être, une demeure.
Et cette douleur, inexprimable, n’en demande pas moins d’être
exprimée. Et le langage amplifie la douleur par là même
qu’il n’arrive pas à l’atténuer. In-quiétude
de la parole. A la question « Qui suis-je ? », je puis
donc répondre avec quelque assurance : je suis une douleur, une douleur
de langage.
(…)
Poésie des énumérations
: me cloîtrer en été, c’était goûter
la volupté du renoncement, réciter le rosaire des impressions
les plus remarquables. Revoir plutôt que voir sur le rebord de la vie
son agitation en même temps que son accalmie ; vie, ville, tell où
les images les unes sur les autres s’amoncellent. La mémoire
vagabonde glisse sur son erre dans un tiers temps qui est aussi un tiers lieu.
A
la pointe Drouot, à midi moins vingt
J’étais
assis en terrasse au milieu des
voitures.
Des
passants me traversaient
Comme si je n’existais pas
Etent
leur route d’ombre
Sous
le soleil ; j’ai voulu
Garder le ticket, preuve de mon passage
Sur
terre. Mais sitôt l’addition réglée,
Le
serveur s’empare de ma tasse vide
Et
de sa main libre porte le reçu
A sa bouche et le dévore
Férocement
tel Saturne ses fils.
Où sur un banc, rue Zola, je regardais les arbres
(dont
j’ignore le nom) pleurer
Une
sorte de petites fleurs
Sur
l’autre banc : deux courtes vieilles
Et
un Monsieur anachronique
Portant
cravate et Panama.
Des
tourterelles roucoulent
(Ou
étaient-ce des colombes ?)
Et
sous mes pieds, je sens le métro rouler
Ainsi
qu’un tonnerre.
Et
plus tard, entre Glacière
Et
Quai de la Gare, je traversais
Les
cinquièmes étages
Dans
les couronnes et proche des nuages…
Et plus tôt,
beaucoup plus tôt :
Ces
orages de mai
Lorsque
l’aube à peine sortie
Semblait
vouloir retourner à la nuit
Lorsque
les feuilles croissaient
A
vue d’œil et que la forêt s’ouvrait
Comme
une foule verte de parapluies
Il
y aurait à inventorier encore
Ce
filet d’eau vive, coulant des collines :
Une
eau oublieuse, une eau qui à peine se
souvient
Que nul en son argile ne se tient
Et
je revois aussi
(Plus
tard, beaucoup plus tard
Puisque déjà reparti en Normandie)
Rue Caponière, des déments orbiter,
Comme
des planètes mortes
Autour
de leur soleil éteint
Et
ces arrivées à Milan dans le rayonnement
Indistinct
des haut-parleurs :
Quais
qui grouillent, vocifèrent et rabiotent
Sous
leur hémisphère métallique
Temple
du voyage où la grande horloge
fondait
Les
heures dans la chaleur de juillet : Il est
midi
Et
je me revois vaguant
A
travers les venelles de Gênes
Rencontrant
au hasard la misère
Et
les bateaux-citernes
En
partance pour de nouvelles cythères.
Mais
aussi : pics monténégrins
Villages nichés nids d’aigles
Balayés
par le vent et la mer
Ports
désuets de l’Adriatique !
Et
cette flèche dorée
S’étirant
dans le ciel moscovite
Sur
laquelle les conquérants de l’espace
Comme
les anges de Dieu
Montent
et descendent et unissaient
Dans
un rêve commun la poussière de la terre
Aux
décombres de l’univers.
Et
encore ce modeste cimetière de Crookes
Où
les avions haut là-haut
Au-dessus
des tombes
S’escrimaient
comme des destins parmi les
cirrus
Et
poussant plus loin en arrière, d’Ellis Island
Nous
remontions l’Hudson River
Où le doux et le sel
Où les cours du temps s’entremêlent.
(inachevé)
C’est
dans une rue déjetée à Bonnevoie
Où
enfant sur la brune d’automne
Tu
as deviné que le désir serait ta loi.
…
Et quand je dis mémoire
Je dis oubli qui surgit…
Tom Reisen est né à Luxembourg en 1971 d'un père luxembourgeois et d'une mère serbe. A l'image de sa ville natale, il se sent l'identité hésitante, tenté à la fois par le cloisonnement et l'ouverture, par l'ici et l'ailleurs; où, plus justement, essayant de faire sienne une demeure de l'entre. "L'été dans ma chambre" est un journal intime, réel et fantasmatique, une ébauche de définition de la poésie: un livre d'images. Tom Reisen a vécu à Caen, à Paris, puis à Sheffield avant de revenir au Luxembourg. Repartira. Des extraits de "L'été dans ma chambre" ont été publiés dans la revue culturelle Estuaires (2002) et paraîtra bientôt dans sa version intégrale.