A
l’intérieur de la jaquette de l’ouvrage de Steve Mumford,
Baghdad Journal: An Artist in Occupied Iraq ( Journal de Bagdad.
Un artiste dans l’Irak occupé ), on peut lire le texte
suivant :
« S’inscrivant dans la longue tradition des artistes de guerre,
en particulier dans les travaux de Winslow Homer sur la Guerre de Sécession
pour le magazine Harper’s, S. Mumford rapporte méticuleusement
des scènes du quotidien irakien à travers des aquarelles et
des dessins étonnants et sans concession et dépeint l’aspect
humain de la guerre qui disparaît parfois dans l’immédiateté
de la photographie et de la télévision.»
Cependant à bien regarder l’œuvre d’Homer, on pourrait
en douter. Certes, le visiteur n’a accès qu’à
certaines des images couvrant la période 1857-1875, ce qui rend la
comparaison entre Homer et S. Mumford délicate, tout comme le style
d’Homer indiqué par la page d’accueil : « Winslow
Homer the Illustrator » (« Winslow Homer, l’illustrateur
»). Mais les dessins d’Homer étaient faits pour être
accompagnés de légendes et bien qu’ils aient été
placés aux côtés des articles d’Harper’s,
les dessins pleine page de S. Mumford couvrent l’intégralité
de l’ouvrage et apparaissent dans le texte (ou les documents) toutes
les 5 pages environ, avant les chapitres qu’ils précèdent
puisque chaque chapitre commence sur la page de droite en face d’une
aquarelle sur la page de gauche.
D’un point de vue esthétique, les dessins au crayon d’Homer
étaient conçus pour créer une certaine distance avec
le spectateur. Inversement, les aquarelles de S. Mumford, la plupart du
temps en noir et blanc et aux traits épais, offrent un point de vue
plus large et un relief qui attire le spectateur. Cependant Homer et S.
Mumford dépeignent des images statiques qui signalent l’impossibilité
de tout mouvement, comme il apparaît dans les postures et les actions
des sujets représentés. Le spectateur doit donc déduire
les actions des légendes qui définissent les mouvements attendus.
Par exemple, «Holiday in Camp. Soldiers Playing Football» d’Homer
(« Vacances au camp. Soldats jouant au football »), pourrait
facilement passer pour une scène de maraude car les hommes semblent
se frapper. De la même façon, le dessin 125 de S. Mumford,
assorti de la légende « Doc, Camp, and Sgt. Cliat firing
from their 113 during the battle for Baqubah » (163), présente
des soldats qui semblent garder un toit puisque S. Mumford ne montre aucune
balle ou traînée.
En réponse au texte cité plus haut, S. Mumford fait remarquer
dans son « Introduction » :
« Durant les mois que j’ai passés en Irak et depuis,
j’ai largement eu le temps de réfléchir à ce
qui rend des dessins réalisés en zone de guerre différents
du photojournalisme. [. . .] Même s’il est vrai que l’art
entreprend généralement de transcender le simple reportage,
la grande photographie se relie aussi à des vérités
universelles. Mais si le photojournalisme capture un moment décisif,
dessiner consiste davantage à s’attarder en un lieu et à
recréer la scène vue de façon totalement subjective.
[. . .] Pour moi, l’acte de dessiner a ralenti la guerre et a enregistré
les intervalles entre les bombes.» (21)
Néanmoins, sans le texte qui fournit le contexte général
de ses expériences, les aquarelles de Baghdad Journal n’explicitent
pas la connection entre son travail et la guerre en Irak. Bien sûr,
le lecteur (pour la raison qu’il lit les images basées sur
des aspects tels que la composition, les matériaux utilisés,
etc.) sait en lisant la jaquette du livre que les dessins de S. Mumford
se situent dans une atmosphère du guerre (ce qui le conduit à
voir son art à travers cette perspective), et pourtant, s’il
voyait les images lors d’une exposition non consacrée au photojournalisme
dans un musée, il se sentirait obligé d’y réagir
en termes esthétiques. Prend-il les légendes comme cadre de
compréhension des aquarelles de S. Mumford, que ces dernières
ne lui donnent pas suffisamment de pistes pour l’engager à
répondre de façon critique au travail présenté
et à la position de l’artiste.
L’une des distinctions du photojournalisme est le dialogue entre le
texte l’image qui permet de suivre l’histoire que le photojournaliste
essaie de faire passer (note 1) et à ce titre, Matthew Brady, Robert
Capa et W. Eugene Smith furent des photographes de guerre avant que le photojournalisme
ne devienne célèbre dans les années 1980. En comparant
leur travail à celui de S. Mumford dans Baghdad Journal,
la principale différence est l’intentionnalité sous-jacente
aux clichés de Brady, Capa et Smith, et l’émotion dissonante
qui se dégage des aquarelles de S. Mumford. Plus spécifiquement,
S. Mumford esquive généralement la souffrance jusqu’à
la fin de son ouvrage. A cet égard, il faut remarquer l’image
127 (taille non-réelle reproduite), et sa légende :
Une femme tuée après que la voiture qu’elle conduisait
ne se soit pas arrêtée en réponse aux tirs d’avertissement
durant la bataille. Sa voiture est entrée en collision avec un tank
après les coups de feu. L’équipe s’est préparée
à une explosion qui n’est jamais venue. (165).
On remarquera 3 choses sur ce dessin : un chapeau près d’un
pied, la zone grise sous le fusil mitrailleur AK47 qui est un tank et la
quasi-invisibilité de la fumée. Comme l’explique S.
Mumford dans le texte précédant cette image de quelques pages
:
« Le Sergent Myron Kennedy a ordonné à son tireur de
tirer des coups d’avertissement devant la voiture. [. . .]
Kennedy a de nouveau tiré en guise d’avertissement mais la
voiture a continué d’avancer [. . .] de telle sorte que lui
et ses hommes ont tiré dessus. La voiture est entrée en collision
avec le tank, et [. . .] s’est tout simplement embrasée. »
(160, V. Raney souligne).
Il n’y a donc eu aucune « bataille » selon la légende
fournie par S. Mumford. Ou plutôt comme il le dit dans le paragraphe
qui précède immédiatement cette citation :
« Alors que nous nous approchons du pont, nous voyons ce qui cause
toute cette fumée : une voiture est en train de brûler dans
la rue, à côté du corps recroquevillé comme une
poupée de chiffons d’une femme. Plus tard, nous apprendrons
que la voiture est sortie d’une rue adjacente et s’est dirigée
vers un tank. (160)
C’est avec cette image que S. Mumford s’approche visuellement
le plus de la difficulté déconcertante d’interprétation
du chaos généré par la guerre en Irak, où il
a accompagné des soldats américains de 2003 à 2004,
en allant de Koweit City (21) à Bagdad et à ses alentours.
Pour casser l’intensité de l’incertitude, il inclut des
chapitres sur les artistes irakiens, tout particulièrement «
mes amis Ahemed al-Safi, Esam Pasha al-Azzawy, Haider Wadi » (99).
Dans son texte, il évoque la convivialité ressentie mais aussi
son impression de faire partie de bombardements excessifs (la plupart du
temps de la part de soldats américains contre des Irakiens). Ce qui
est significatif dans son texte est qu’il relate aussi ce qu’il
ressent lors de son expérience de l’Irak dans les tranchées.
Comme l’image 127, certaines des aquarelles renvoient directement
au texte, bien que beaucoup puissent être saisies comme des images
du quotidien des civils dans un contexte d’occupation. A l’instar
de Joe Sacco, reconnu pour avoir introduit la BD dans le journalisme avec
Palestine par exemple, S. Mumford évoque aussi les expériences
d’autres personnes à travers les conversations qu’il
a eues avec elles. L’infuence de Sacco est particulièrement
évidente dans le chapitre intitulé, « The Choleric City
» (« La Ville en colère »). Le BD-journalisme s’accorde
parfaitement à l’art documentaire, mais l’artiste ne
prétend pas nécessairement être extérieur au
contexte qu’il se met en mesure d’objectifier : en d’autres
termes, un artiste travaillant dans le champ du BD-journalisme peut interpréter
ou commenter ce qu’il voit et ce qu’il entend.
S. Mumford s’inscrit certes dans la tradition du documentaire, mais
parce que Baghdad Journal s’appuie sur l’image et le
texte pour relater sa perception de l’Irak occupé et parce
qu’il ne dissimule pas la plupart de ses réactions, je dirais
que son ouvrage appartient davantage au BD-journalisme qu’au documentaire
de guerre. C’est à tort qu’on croit que le sujet de la
BD doit être drôle ou que les artistes doivent se limiter à
l’encre noire. Cependant, ce qui situe le livre de S. Mumford hors
du documentaire de guerre est que la plupart de ses images « relatent
le quotidien en Irak » ( voir la jaquette intérieure) plutôt
que des scènes de batailles. Néanmoins lorsqu’on regarde
une BD, un des aspects intrinsèques est son utilisation narrative
du texte et de l’image; là où la BD a le potentiel d’être
réellement unique, c’est lorsque l’image et le texte
ont besoin l’un de l’autre pour comprendre la situation. Ainsi,
dans le Baghdad Journal de S. Mumford, le lecteur ne peut séparer
les deux, ce qui en fait une forme neuve de BD-journalisme, bien qu’il
puisse également constituer un exemple de documentaire de guerre,
la catégorisation des œuvres étant toujours de l’ordre
du défi.
note 1:
Cf la 4e ed. de l’American Heritage Dictionary of the English Language (Houghton Mifflin Company, 2000) : « Secteur du journalisme dans lequel une information est présentée principalement au moyen de photographies et de texte rédigé. » (Cf http://www.bartleby.com/61/45/P0264500.html). De la même manière l’ArtLex Dictionary définit l’art documentaire comme : « Tout art dont le propos consiste à présenter les faits objectivement, sans insérer du matériel fictionnel, d’enregistrement et/ou du commentaire sur un contenu souvent politique ou social, en accumulant des détails factuels. » (Cf http://www.artlex.com/).
liens:
http://www.butlerart.com/Web_Shows/homer/homer%20index.htm#HARPER'
http://www.butlerart.com/Web_Shows/homer/Pages/holiday_in_camp.htm