John J. Winckler, Désir et contraintes en Grèce ancienne, préface de D. Halperin, traduction de S. Boehringer et N. Picard, Paris, EPEL, 2005. 445 p. 44 €.
L’ouvrage de l’helléniste John J. Winckler, publié
aux USA en 1990 vient d’être traduit en français. J. Winckler
travaille dans une perspective anthropologique et féministe et s’intéresse
à la construction culturelle de l’identité sexuelle à
travers plusieurs textes, certains classiques (Sappho, Longin), d’autre
plus inattendus, comme l’Interprétation des rêves
d’Artémidore de Daldis (dont le Livre I, chap. 78-80 est traduit
en annexe), les traités médicaux et les formules magiques destinées
à captiver l’aimé/e. Ce mélange de textes classiques
et de culture populaire nous rend les Grecs, sinon sympathiques, du moins
plus proches et constitue un motif d’étude dont l’Université
française pourrait s’inspirer avec profit. Il est vrai que l’auteur
se fonde aussi sur sa connaissance de la Grèce moderne, sans pour autant
verser dans le culte de l’invariance culturelle. En effet, le titre,
« les chaînes et les contraintes du désir », renvoie
à « des normes culturellement construites, qui prennent leur
source dans un ordre public organisé de manière patriarcale
» (390-1), c’est-à-dire à un ailleurs social et
temporel.
Le relativisme affiché de l’auteur, « limité par
(s)on point de vue et (s)es intérêts d’homme américain,
qui, en prenant appui sur les textes anciens et modernes, tente de retrouver,
de façon plus vivante et plus authentique le rapport entre sexe et
genre dans le monde méditérannéen » (386) est bienvenu,
même si le souci d’une authenticité forclose est scientifiquement
discutable. Son prosélytisme féministe peut paraître incongru,
voire lassant dans une étude scientifique. Il est à recontextualiser
dans la culture américaine structurée en communautés
et dans les culture wars qui ont constitué la querelle des Anciens
et des Modernes dans l’Amérique des années 1990.
Ce recueil d’articles est néanmoins uni par une recherche commune
: l’étude du genre dans la Grèce antique. Il est divisé
en deux parties respectivement consacrées aux hommes (andres)
et aux femmes (gunaikes) avec un interlude qui plaide pour une lecture
« à contresens » de Daphnis et Chloé. La
première partie rappelle que la Grèce obéit à
un patriarcat fondé sur la seule énonciation masculine et soulève
la question du statut de la femme : la domination masculine politique et culturelle
conduit-elle à une forme de violence exercée sur elles ? La
seconde partie consacrée aux femmes vise à « reconstruire
la dignité et l’autonomie restreinte des femmes grecques »
(39) à travers la figure de Pénélope, de Sappho et des
rites féminins en l’honneur de Déméter et d’Aphrodite
et propose un regard neuf sur les stratégies féminines dans
ce contexte.
Dans la première partie, J. Winckler rappelle que la sexualité
grecque est basée sur la domination, la pénétration phallique
et la relation plutôt que sur l’objet et examine la masculinité
grecque. Sa lecture de l’Oneirocriticon d’Artémidore
vise à examiner les significations sociales que les individus accordent
à leurs rêves . Nous ne sommes pas dans l’interprétation
freudienne des rêves comme le démontre l’auteur à
travers une bonne mise au point, mais dans un discours où le sexe permet
aux « hommes de mettre en place leur identité sociale dans une
culture publique qui connaît une intense compétition fondée
sur la règle du jeu à somme nulle » (37). L’Oneirocriticon
confirme l’asymétrie des relations sexuelles grecques. En distinguant
les actes contre nature – ceux qui défient la convention sociale
comme les rapports entre femmes qui se passent de pénétration
phallique – des actes « naturels » lesquels sont divisés
en rapports sexuels conventionnels (kata nomon) et non-conventionnels
(para nomon), Artémidore fait apparaître une nature
sexuelle très culturelle et loin de la division sexuelle moderne.
Au chapitre II, « Faire la loi : la supervision du comportement sexuel
dans l’Athènes classique », J. Winckler examine les opérations
à travers lesquelles la communauté articule, contrôle
et gère les comportements déviants dans l’Athènes
classique via des pratiques de contrôle de soi et de l’autre,
puisque la mise en accusation permet de surveiller et punir ses adversaires
politiques. On opposera la bonne virilité de l’hoplite à
la mauvaise virilité du kinaidos qui renvoie à un contre-modèle
effeminé. Le kinaidos n’est pas un homosexuel mais celui qui
transgresse la définition dominante de la masculinité. Au citoyen
grec s’oppose le prostitué qui est un débauché
sexuel, place le sexe dans le registre de la transaction financière
et se fait passif lors de la pénétration. Plus qu’une
conduite, il s’agit d’une virtualité tapie en tout homme
qu’il convient d’étouffer en lui opposant la figure de
l’hoplite viril.
Dans le chapitre III, « Les chaînes du désir : les charmes
érotiques », J. Winckler étudie l’effet des conventions
sociales sur les femmes dans des traités médicaux, des manuels
de recettes pour réussir en amour, des prières, des amulettes,
des objets et des techniques concrètes pour stimuler ou contrôler
les élans sexuels. Ces discours et ses actes participent de la magie
étudiée dans une perspective anthropologique. L’étude
des recettes pour déclencher le désir de la partenaire nous
donne l’image d’un amant pratiquant une cérémonie
visant à s’assurer la possession de l’aimé/e, sa
soumission à distance. Pourtant le « scénario latent »
(38) inverse cette image et montre l’amant projetant sa détresse
sur sa victime supposée et s’avouant dès lors désirant.
Le chapitre consacré à Daphnis et Chloé est
l’un des plus intéressants et des plus convaincants de l’ouvrage.
L’auteur aborde le roman antique comme un texte problématique,
bien qu’il n’ait peut-être pas été tel pour
ses premiers lecteurs. Aidé de notions narratologiques qui lui permettent
de souligner la distinction entre l’auteur et le narrateur qui rapporte
lui-même des propos d’un cicérone local, J. Winckler montre
que la construction très précise du texte met en évidence
deux expériences différentes de la violence. Daphnis et
Chloé est un essai, une exploration de la « nature »
sexuelle asymétrique de l’homme et de la femme. Longin pose l’égalité
des sexes mais il évoque en même temps la confrontation douloureuse
d’une jeunesse non socialisée avec l’adversité de
la vie réelle. L’environnement artificiellement naturel qu’il
crée démontre qu’il ne saurait y avoir d’état
de nature mais que les deux sexes sont toujours déjà inscrits
dans une culture inégalitairement sexuée. Victime de tentatives
répétées et manquées de viol, Chloé découvre
que la sexualité féminine se définit par sa vulnérabilité,
découverte qui s’accompagne de la disparition progressive de
sa parole alors que Daphnis se verra initié par une femme-louve à
un rôle dominant.
Le chapitre V, « Les milles ruses de Pénélope (et celles
d’Homère) » procède à une « lecture
anthropologique du poème épique, faite à la lumière
du féminisme moderne – lequel s’intéresse au rôle
actif de la femme dans des cultures où elle avait été
jusque là considérée comme victime passive de la manipulation
masculine ». J. Winckler souligne « l’importance du rôle
de Pénélope » (249) qui, comme nombre de femmes antiques
est à la fois soumise et rusée (mêtis). A la
suite d’une excellente démonstration de la duplicité sociale
au fondement des échanges dans le monde homérique, il étudie
le chant 23 qui fait apparaître une manipulation générale
orchestrée par une Pénélope qui trompe ainsi ses ennemis
et ses amis et qui permet ainsi le retour de son mari, lui-même soumis
à une épreuve destinée à prouver son identité.
L’analyse narratologique montre que la duplicité s’exerce
à deux niveaux : entre Pénélope et Ulysse et entre Homère
et son public. La maîtrise de l’information par Pénélope
trouve sa contrepartie dans la maîtrise de l’auteur d’un
public qui apprendra in fine qui menait le jeu. L’histoire
est racontée d’un point de vue masculin et ce n’est que
lorsque Pénélope tend un dernier piège à Ulysse
(le forçant à dévoiler leur intimité conjugale)
que nous comprenons que nous avons été joués par plus
rusée que l’homme. Le poème exalte un idéal de
couple fondé sur la capacité des époux à la duplicité
et à fidélité ou à la fidélité à
la duplicité. Dans une société fondée sur la hiérarchie
sexuelle, Homère parvient à énoncer l’égalité
de l’homme et de la femme.
Au chapitre VI, « La double conscience dans la poésie de Sappho
», J. Winckler étudie les identifications multiples de la poétesse.
Le problème qu’elle soulève n’est pas tant l’objet
de sa poésie que sa propre place d’énonciatrice. Elle
est une femme parlant des femmes et de leur sexualité, violant ainsi
deux règles antiques : le silence féminin public et le contrôle
masculin de la sexualité féminine. Or Sappho fait preuve d’un
magnifique bilinguisme culturel: elle maîtrise les codes culturels du
masculin et du féminin. La double conscience qu’elle manifeste
consiste à inclure l’expérience masculine dans l’expérience
féminine, sous l’aspect d’une position diffractée
qui mène à une aliénation du féminin au masculin
dont Sappho ne sort pas réellement, démentant la possibilité
d’une écriture purement gynocentrée au profit d’une
multiplicité d’identifications. Le premier poème conservé
est un exemple de cette « multiplicité d’états d’esprits
» (poikilos) (314). La poétesse intègre plusieurs points
de vue qui se croisent et se répondent, elle est tour à tour
Sappho, Aphrodite, Dionè, Athéna, la Sappho passée et
présente, la déesse implorée auparavant et à présent.
Pour cette lectrice d’Homère, la langue de l’expérience
guerrière sert à exprimer l’expérience des femmes
amoureuses. En reprenant l’épisode de Diomède dans l’Iliade,
Sappho s’approprie le texte homérique pour le relire et y inclure
les femmes. Dans les poèmes 16 et 31 elle rejoue des scènes
de la culture publique à partir d’une position féminine
tout en parlant publiquement de ses expériences les plus intimes en
utilisant la stratégie rhétorique de l’hésitation
qui désamorce les critiques. La lecture inspirée de J. Winckler
montre que chez elle le sexuel n’est jamais réduit à lui-même
mais que la poétesse s’investit dans la contemplation sacrée
et physique du corps de la femme comme réalité et métaphore.
Le chapitre VIII, « Le rire de l’opprimée : Déméter
et les jardins d’Adonis », traite des réunions féminines
en Grèce antique. Ces réunions célébrant Déméter
et Aphrodite à travers l’obscénité constituent
une possibilité pour les femmes de construire une conscience du sexe
et du genre différente de celles construites par leurs maris et pères.
A travers l’opposition du caractère éphémère
des Adonies à la permanence des Thesmophories, l’auteur démontre
que les femmes civilisent le blé de Déméter, l’inscrivant
dans une certaine permanence, là où Adonis est du côté
de l’éphémère et exprime le rôle mineur des
hommes dans l’agriculture mais bien plus dans la culture. Derrière
une soumission publique obligatoire, les femmes vivaient leur vie et en savaient
plus sur les hommes que sur les femmes, conclut notre homme qui achève
son ouvrage sur l’ignorance de ce dont les femmes parlaient lors de
ces réunions où les homme étaient exclus, témoignage
respectueux d’une parole qui se transmet sur le mode du non-dit.
Pour la rédactrice de ce compte-rendu, angliciste de formation, nourrie
d’une solide tradition d’études féministes, gay
et lesbiennes, l’ouvrage a le parfum des textes de la fin des années
80 tout imprégnés de féminisme universitaire mais il
ouvrait un champ de recherches qui s’est enrichi. A cet égard,
la bibliographie conséquente et les deux index (des noms antiques et
des noms modernes) font de ce livre un ouvrage de référence
d’un maniement aisé. J. Winckler aurait sans doute apprécié
les études gays et lesbiennes et la queer theory qui ont connu
une ascension fulgurante dans les années 90 (Gender Trouble,
ouvrage fondateur de la queer theory paraît en 1990) et qui
visent à interroger radicalement la notion de genre. Son ouvrage nous
arrive presque après coup, arrivée tardive, symptomatique du
décalage existant entre le monde anglo-saxon et l’Université
française qui commence tout juste à s’ouvrir à
des approches plurielles qui nous rendent les Grecs plus sympathiques car
plus humains, dans leurs différences et leurs ressemblances avec notre
modernité et qui constituent surtout une chance pour les humanités
menacées de disparaître du cursus éducatif d’être
autre chose que le cimetière des idéaux évanouis.